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Portrait n°1 - Mikaël Charmeil et la ferme Ma Zadoù

Dernière mise à jour : 8 avr. 2023



Lien vers le site de sa ferme : https://www.fermemazadou.bzh/#

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« C’est un type assez atypique, il refuse d’avoir une voiture et ne se déplace qu’avec ses chevaux. Sans doute qu’il acceptera de vous donner quelques conseils, » avait dit de lui notre maréchal ferrant.

Nous nous demandons, en laissant un message sur le répondeur téléphonique, à quelle sauce nous mangera ce Mikaël. Nous imaginons un homme déjà âgé, un peu revêche et sceptique vis-à-vis des jeunes artistes enthousiastes et naïfs que nous sommes. Une voix fraîche et musicale se fait entendre, deux jours plus tard, au téléphone. « Moi, plus il y a de roulottes sur les routes, plus je suis heureux. » Il accepte de nous montrer quelques rudiments et nous prévient : « Je ne pourrai vous transmettre que ma courte expérience.» Nous convenons de nous retrouver un mercredi, jour de marché à Callac, où il se rend presque chaque semaine. Une heure et demie aller, une heure et demie retour. Trois heures d’attelage : pile ce que nous aurons à faire chaque jour en roulotte.


Nous partons vers le Centre Bretagne à huit heures du matin. En plein mois de janvier, en Bretagne, il fait nuit. De gros flocons commencent à tomber sur la route. En continuant vers le sud, de Guingamp vers Callac, le paysage se vêt d’un manteau blanc qui s’épaissit. La neige freine notre course. Nous finissons le trajet à cinq kilomètres heure. L’allure d’un cheval au pas.

Arrivés au lieu-dit, un homme nous indique le chemin : « Chez Mikaël ? C’est la ferme juste là, en contre-bas. » Nous reconnaissons l’endroit qui avait déjà attiré notre attention sur le trajet nous conduisant à notre jument. Une banderole présente le lieu : Ferme MaZadoù. Accueil à la ferme, pain au levain, balades en calèches, nuits insolites, massages… Mais pour l’instant, la ferme est vide, et nous nous demandons si notre sortie ne sera pas compromise par la neige imprévue. Enfin Mikaël apparaît sur la route, emmitouflé dans une chapka, le sourire jusqu’aux oreilles : « Nous avons une chance incroyable ! Bienvenue dans les Alpes bretonnes ! Ce sera magnifique de nous promener dans cette neige. » Nous entrons au chaud pour partager un thé.


« Je n’habite pas là, ce n’est pas vraiment chauffé. Une voisine m’héberge en ce moment.» Peu à peu, de bribes en questions, nous tâchons de deviner à qui nous avons affaire. Des convictions s’énoncent, très libres, et une déclaration à brûle-pourpoint, du genre à vous faire demander si vous êtes en face d’un paranoïaque ou d’un homme plus exposé qu’un autre à la méchanceté et à la persécution : « Depuis que je suis ici, j'ai croisé beaucoup de sourire mais j'en ai aussi vu de toutes les couleurs, en particuliers avec certains agriculteurs productivistes du secteur. Vous pouvez ne pas me croire, mais j'ai essuyé un paquet de crasses gratuites dont certaines s'apparentent littéralement à des tentatives d'homicides. Des fourgons qui accélèrent quand ils vous voient sur la route et qui vous frôlent exprès pour vérifier si je suis bien en capacité de gérer mes chevaux. Des tracteurs qui me prennent en sandwich avec une calèche pleine d'enfant entrain de chanter dans un chemin creux, tout en poussant des coups d'accélérateurs pour tenter de faire imploser mon cheval de 900kg, au risque de mettre la vie en danger de tous les joyeux passagers. Des menaces de mort aux apéros de fonds de campagne remontent à mes oreilles, car j'ai osé ralentir des tracteurs trente secondes : eux ils bossent, moi, je joue, voyez vous! ... et j'en passe. Dans ce pays en 2023, pour simplement être moi-même, aligné avec mes valeurs profondes et mes convictions, sans obliger qui que ce soit à faire comme moi, ça m'a mis un nombre de fois incalculable en danger de mort... mais je ne céderai pas, j'ai accepté la mort comme faisant partie du jeu de la vie, la mienne y compris. J'ai la conviction que le monde, la France et ma chère Bretagne n'appartiennent pas uniquement aux gens pressés qui de surcroit, polluent sans conscience » Un peu médusés, nous tâchons de comprendre ce qui peut justifier de telles réactions devant un mode de vie qui nous semble si innocent et assez exemplaire. Serait-ce la fameuse haine de certaines campagnes envers les néoruraux ?



Les fautes des pères retombent sur les fils


« Non, explique-t-il. Si j’étais totalement un étranger, un pur néorural sans racines Bulatoises, je crois que j'y serais vraiment passé. Mais cette ferme appartient à ma famille depuis des générations. Mon grand-père est né entre ces pierres, où il a fini ses jours après y avoir passé une paisible retraite. J'y passais plusieurs semaines chaque été durant ma jeunesse, c'est aussi là que j'ai découvert mon appétence innée pour la terre... Jusque dans les années 60, mon arrière grand-père travaillait les terres avec son cheval, jusqu'au bout. Derrière la version officielle de l'arrivée du progrès mécanisé dans nos campagnes qu'on nous vend à toutes les sauces, ce qui s'est passé, c'est que la plupart des familles ont dû abandonner leurs chevaux pour acheter un tracteur en s’endettant. Ils ont dû renoncer à ce qu’ils étaient, à leur liberté et leur honneur de paysans qui sue pour gagner sa croute..., pour la promesse de s’enrichir, de gagner en confort matériel. Ils se sont vendus, et depuis, ils triment comme des esclaves parce qu'à ce jeu, nombreux sont ceux qui n'ont pas su s'arrêter. Ce fameux toujours plus! Ceux qui se sont amusés avec ma vie alors qu'ils ne me connaissent même pas, dans le fond, c'est probablement parce qu'ils ne peuvent pas supporter qu’un type comme moi existe. Je représente ce qu’ils ont dû sacrifier par appât du gain. Ce ne sont pas eux directement, mais vous savez, on dit que les fautes des pères retombent sur les générations suivantes. Moi je crois assez à cela. Ce n’est pas conscient chez eux, mais l’histoire laisse des traces, forcément. Le principal vendeur de tracteur du coin proposait un rabais dans les années soixante à l’agriculteur s’il cédait son cheval. Que croyez-vous qu’il faisait du cheval ? Il partait à la boucherie. Vous imaginez, les drames que cela peut faire dans une famille, les cicatrices émotionnelles ? Un cheval, dans une ferme à l’époque, c’était tout : un outil de travail, un ami. C’était comme un membre de la famille. Les familles d’agriculteurs ici ont toutes vécu de ces tragédies. Ceux qui sont restés, pour la plupart, ce ne sont pas les plus intelligents ni les plus courageux. Ce sont les plus cupides. Mais ils sont très malheureux. Leur modèle ne marche pas, personne ne veut reprendre leurs exploitations. Ils ont tout détruit sur leur passage, et ils veulent encore détruire après eux, pour ne pas reconnaître qu’ils se sont trompés.

Mon grand-père, quoiqu’il n’aimât pas l’école – où il se faisait frapper parce qu’il parlait breton et parce qu’il était gaucher – a été repéré par l’instituteur, qui avait déclaré à son père : « Celui-là, il ne doit pas rester à la ferme ; il faut qu’il aille étudier en ville. » Parce qu’il semblait plus intelligent, plus sensible que la moyenne, il ne devait pas s’occuper de la ferme comme son père. Sous-entendu : pour rester à la ferme, il faut être un peu bourrin, un peu… con. Son père, docilement, l’a envoyé faire des études à Paris. Eh bien, voilà ce qui s’est souvent passé, dans les campagnes : on a envoyé les intelligents et les sensibles loin de la terre, pour que n’y restent que les plus dociles, ceux qui allaient pouvoir avaler les couleuvres du tout-mécanisé, de l’endettement, de la chimie.




Ce que je fais ici ? Je suis paysan-boulanger, je cultive du blé, de l’épeautre, du seigle. Avec, je fais mon pain à raison d’une fournée par semaine. Mais je ne vends pas mon pain, je le troque avec des voisins. L’essentiel de mes revenus vient des ateliers pédagogiques : j’accueille à la ferme des personnes qui veulent apprendre à faire leur pain elles-mêmes. Elles viennent de tous horizons, mais il y a en général un désir commun de refaire des choses soi-même, une aspiration à l’autonomie. C’est plutôt chouette comme clientèle. Je fais également un peu de maraîchage, mais là encore c’est principalement pour ma consommation personnelle. Cela me permet de vivre très simplement, avec peu de revenus. Cela va un peu mieux, mais lors de mon installation à la ferme, j’ai mangé les graviers pendant deux ans ! Cela dit, je suis beaucoup plus heureux ainsi. Je suis bien mieux à travailler avec mes chevaux, à faire mon pain en étant libre, que lorsque j’étais un rouage dans ce système détraqué et foutu. J’ai grandi à Rennes, j’ai fait des études de pharmacie et j’ai travaillé comme pharmacien pendant dix ans. Puis en 2018, j’ai eu une sorte de révélation : je me suis inscrit à un CAP de boulangerie, à Coutances, où il y a une section pour former des paysans boulangers. Puis j’ai suivi une formation intensive pour devenir meneur, au haras de Hennebont. Si je voulais cultiver la terre, je savais que ce n’était pas pour poser mes fesses sur un tracteur et ne jamais mettre un pied dans mon champ, comme c’est le cas de la plupart des agriculteurs aujourd’hui. Je voulais retrouver un lien véritable avec le vivant. »



Nous le retrouvons deux mois plus tard, pour l’accompagner comme grooms[1] sur la route. Il part quelques semaines en roulotte, avec ses deux chevaux. « Après ce qu'il s’est passé au village, j’avais besoin de prendre un peu de recul, de prendre un peu d’air. » Ce qu'il s’est passé ? Une poignée d’agriculteurs de Bulat-Pestivien ont signé un accord pour installer des éoliennes sur le village. « Des gars qui vous saluent chaque semaine – et qui n’hésitent pas à vous planter un coup de couteau dans le dos. Ils se fichent de leur écosystème, des gens et des activités qui les entourent. » Il est vrai que l’activité économique de la ferme de Mikaël, déjà frugale, repose pour le moment sur des séjours atypiques, des retraites de ressourcement, et des ateliers de confection de pain… et que les éoliennes à quelques centaines de mètres vont rendre tout cela moins aisé. « Le pire, ajoute-t-il d’un ton calme mais rageur, c’est qu’après cela, si je les croise ils me disent, un petit sourire innocent aux lèvres : ‘mais, pourtant, tu es écolo, non ? Ce projet d’énergie verte, ça devrait te parler ?’ – alors que depuis quarante ans ils polluent leurs terres, empoisonnent leurs bêtes et prennent en otage la nappe phréatique ! Ils n’ont accepté que pour les quinze mille euros de gain annuel ; ils se fichent de leur écosystème proche, c’est encore le seul appât du gain dans toute sa bassesse qui a parlé. Je n’aimerais pas être à leur place le soir, quand il se retrouvent seul devant leur miroir. »

Mikaël subissait déjà depuis deux ans les actes malveillants sur son terrain – qu’on y vienne coucher un arbre, renverser un talus, ou tout autre étrange acte d’intimidation – et le coup des éoliennes fut une goutte d’eau à faire déborder le vase : il prend le large quelques semaines, ne souhaitant pas entrer dans une escalade de violence. « Je sens déjà que ce temps de recul me fait du bien. Il ne faut pas rentrer dans leur jeu puéril, non, ni se laisser démoraliser. Il faut rester dans la joie, faire des choses bonnes et vivantes avec joie ; on peut espérer que les pratiques mortifères s’autodétruiront d’elles-mêmes et que les pratiques joyeuses, celles qui sont du côté de la vie, attireront naturellement de plus en plus de monde. »

Il demeure donc plutôt courtois, bienveillant et joyeux ; plein d’une bonne humeur qui ne le quitte que rarement. Une seule fois nous l’entendrons perdre son calme et son entrain bienveillant... Avec la roulotte attelée, sur la départementale, après que trois véhicules gros comme des châteaux forts nous aient doublé trop vigoureusement, frôlant les chevaux sans ralentir d’un brin, Mikaël vocifère dans la plaine : « Bande de co**ards ! On va vous remplacer ! »



« On va vous remplacer ! »


Pour lui, ce qui se présentait comme le nouveau monde est périmé, va nécessairement à sa fin. Et des modes de vie plus sobres, plus ancestraux, plus proches aussi de notre animalité, vont s’imposer parce qu’ils sont les seuls viables.

Faut-il que le cheval remplace le moteur à explosion, et reprenne la place qui était la sienne au début du siècle dernier ? « C’est clair qu’il faudrait moins de tracteurs dans les champs, plus d’hommes, de femmes, et de chevaux. Il faut que les gens reviennent habiter les campagnes et retrouvent le contact avec la terre. Pour autant, je ne suis pas contre un usage sain et raisonnable des technologies modernes. Je m’intéresse beaucoup à ce que font les Amish, (que notre Président méprise très injustement – mais j'attends de voir comment ce pseudo-leader se débrouillerait nu dans une forêt !) ; les Amish sont aujourd’hui à la pointe sur le travail en traction animale. Or, il y a chez eux différents courants : certains ne veulent pas modifier leurs pratiques d’un iota ni utiliser une goutte d’essence ; d’autres sont plus souples : on peut par exemple utiliser un moteur à essence pour faire fonctionner l’outil agricole que tire le cheval, ainsi l’animal ne s’occupe que de tirer l’outil, son travail est plus confortable, et la consommation d’énergie fossile reste très limitée. On peut aussi imaginer avoir un tracteur mutualisé sur plusieurs villages… Pour les moissons, même si certains aînés parlent avec grand regret de cette grande fête, de cette ambiance très chaleureuse qui régnait alors aux mois d’août, quand toutes les familles de paysans s’entraidaient pendant un mois de travail intense et de déjeuners plantureux… Il faut reconnaître que la moissonneuse-batteuse fait avec un homme en quelques minutes ce que plusieurs familles faisaient en une journée. La moindre averse lors de ce moment critique peut ruiner une récolte: ici, l'efficacité de la machine, quoiqu'elle nous prive d'une chaleureuse émulation collective, permet de mettre à l'abri le travail de toute une saison. »


Ces deux journées à l'accompagner en roulotte sont passées bien vite. Nous dînons chez une de ses amies le mardi soir, fourbus de vent et de fatigue ; il a hâte de revoir sa chienne qui a eu sept chiots quelques jours auparavant. À table nous continuons de balayer de bien vastes sujets.

Il considère avec respect la religion chrétienne. Avec laquelle il semble avoir l’ambigüité d’un Maurras ; s’il n’a pas personnellement la foi en Jésus Christ, il regrette que l’ensemble du pays abandonne la pratique religieuse et les traditions qui sont les siennes. D'un point de vue général, il reproche à l’Église catholique de n’avoir pas protesté dans l’après-guerre contre la modernisation à marche forcée des campagnes – et, dans l'histoire particulière de sa famille, il lui reproche les mauvais traitements subis en son nom par sa grand-mère, lorsqu’elle était enfant, et qu'elle fréquentait, quoique pieuse, l’école républicaine (des comportements claniques et pharisaïques, bien peu évangéliques…) « Mais je pense que les gens reviendront à la religion. Ils n’y reviendront pas d’eux-mêmes, c’est la souffrance qui les y conduira ; je pense que, plus tôt qu’on ne le pense, il va faire faim dans les grandes villes. Alors de grandes surprises sont à prévoir.»






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Notes.

[1] En attelage, le groom assiste le meneur, prêt par exemple à aller en éclaireur sur une intersection ou à la tête du cheval.


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